ALEP, A L'HEURE DES BOMBES

05/03/2017 16:23

participation au concours de la micro nouvelles dans le 95 janvier 2017

résultats : 

Voici le palmarès

 

1er       " Alep, à l'heure des bombes "  de  Assia-Printemps GIBIRILA 

             et  " Epistolaire " Charley LIMI ex aequo

3e         "Cher Ami"   de Jean-Philippe Aizier

 Alep, à l’heure des bombes

Mon Chéri,

Cela fait déjà plusieurs jours que nous sommes terrés ou peut-être même enterrés. Le temps s’est arrêté quand, comme des animaux traqués, nous sommes entrés dans le ventre de la terre pour trouver en son sein une forme de protection. Je n’ose imaginer ce qui se passe au-dessus de nous !  Non je ne le sais que trop bien, mais te l’écrire rend cet état de fait encore plus difficile.

Il y a longtemps, si longtemps le cahot, pour moi c’était dans les livres, les films. Je ne pensais jamais être prise dans cette tourmente sans avoir d’espoir d’en sortir. Mais là, j’y suis, comme tous les habitants de cette ville devenue fantôme. Autrefois, ce qui faisait la réputation cette capitale éphémère c’était son savon, sa citadelle, sa mosquée, son musée… Ce sont-là que des souvenirs d’un peuple fier, libre, riche de sa culture.

Entre les maisons aux façades lépreuses, les boutiques et commerces éventrés, il règne une odeur de mort, de déchets. Voilà maintenant à quoi nous sommes réduits. Avec la prise de Sakhour, quartier stratégique, Alep-Est divise à présent en deux la zone détenue par les rebelles.  

J’ai peur, j’ai froid, j’ai mal. Mon cœur se serre… je me souviens de ce bruit assourdissant, de cette puanteur qui nous coupait le souffle et nous empêchait de respirer. Je me souviens de cette petite fille, les cheveux hirsutes, sa robe couverte de cendres, elle me tendait les bras, finalement m’a sourie. Nous nous sommes rapprochées. Elle me faisait penser à ta sœur. Plus que quelques mètres, elle s’est mise à courir vite, il lui restait si peu de pas…Elle n’est jamais arrivée. Une horrible déflagration a bouleversé ce moment d’espoir, ces retrouvailles « salvatrices ». Elle a été happée par une bombe, son petit corps fragile a volé comme une pauvre poupée de chiffon, impuissante, fragile victime comme tant d’autres enfants, martyrs de cette guerre sans fin qui nous dépasse:  la population est prise en otage. L’enfance c’est la vie, l’innocence. Cette énorme détonation, à présent je l’entends nuit et jour. Elle est entrée dans ma tête comme si elle voulait me faire culpabiliser de n’avoir pu sauver une enfant, et moi pourquoi suis-je vivante ? Puis ce fut un silence, terrible, lourd, pesant. J’ai couru comme une hystérique la mort me suivait-elle ? Alors que je me croyais seule avec mon désespoir, un voisin, m’a reconnue, appelée. Il m’a pris la main, essuyé mon visage en sueur, maculé de boue, de terreur, de haine. « Viens ». Nous avons marché longtemps, tout n’était que désespoir. Par endroits, le sol était marqué de béances sanguinolentes d’où émanaient des odeurs putrides. Depuis que ces fous ont pris le pouvoir, tout est danger, terreur.

Courir, se cacher, avoir froid, pleurer, c’est ce que nous faisons tous les jours. Et même quand, on cherche le repos des images horribles ou des bruits viennent nous rappeler, que nous sommes en permanence en sursis.

Où peux-tu être ? Avec qui es-tu ? Es-tu vivant ? J’essaie au travers de tes yeux d’imaginer ce que tu vois. As-tu froid ? Parfois dans mes rêves, tu viens me retrouver. C’est presque comme avant. Tu goûtes les plats que je prépare, suçant avec gloutonnerie tes jolis doigts. Il règne dans la cuisine une odeur épicée. Tu as toujours aimé le  baharat mshakale, si ce n’était que toi, tu en mettrais dans tous les plats. Petit, tu étais déjà très gourmand, je me souviens encore quand tu as fait une indigestion de  baklavas. Ta sœur riait aux éclats car tu avais également avalé sa part.  Ta sœur, ses jolies boucles brunes, sa bouche ourlée faisant la mou. J’espère qu’avec l’aide de ta tante, elles sont en sécurité.  Mon Dieu qu’avons-nous fait pour que nous vivions depuis de si longs mois cette espèce d’agonie programmée.

Si demain la vie recommençait, il faudrait tout réapprendre. Oublier que hier, la peur était notre quotidien. J’entends,  non loin de là les gémissements étouffés de la petite dame. Comment fait-elle pour avoir encore des larmes pour pleurer. Moi, je n’y arrive plus. Mon cœur, mes yeux se sont asséchés comme si je n’étais plus capable d’éprouver des sentiments.

À chaque fois que je m’endors, je me demande si je me réveillerai, mais pourquoi d’ailleurs ?

Liras-tu un jour cette lettre ? Comment pourrais-je te la faire parvenir ?

Il fait presque noir, je suis fatiguée. J’ai mal aux yeux. Je glisse ces mots dans ma petite boite en fer, avec le collier que ton père m’avait offert.

Pourquoi dit-on que Dieu est grand ? Pourquoi laisse-t-il faire tout cela ?

J’espère que quand tu liras cette lettre, je serai encore de ce monde et ta sœur aussi.

Ta mère qui t’aime de toute son âme.

Je te serre mentalement  contre mon cœur affaibli.

Zhineb.